Sur la première page était écrite à la plume, et d' une écriture élégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicace portait ces seuls mots : Manon à Marguerite, Humilité. Elle était signée : Armand Duval. Que voulait dire ce mot : humilité ? Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l' opinion de ce M Armand Duval, une supériorité de débauche ou de coeur ? La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la première n' e?t été qu' une impertinente franchise que n' e?t pas acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même. Je sortis de nouveau et je ne m' occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai. Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m' est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m' attire toujours, je l' ouvre et pour la centième fois je revis avec l' héro?ne de l' abbé Prévost. Or, cette héro?ne est tellement vraie, qu' il me semble l' avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l' espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s' augmenta de pitié, presque d' amour pour la pauvre fille à l' héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l' homme qui l' aimait avec toutes les énergies de L' ame, qui, morte, lui creusa une fosse, l' arrosa de ses larmes et y ensevelit son coeur ; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d' un luxe somptueux, s' il fallait en croire ce que j' avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du coeur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon. Marguerite, en effet, comme je l' avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n' avait pas vu s' asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu' avait duré sa lente et douloureuse agonie. Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s' acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable. Pauvres créatures ! Si c' est un tort de les aimer, c' est bien le moins qu' on les plaigne. Vous plaignez l' aveugle qui n' a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n' a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n' a jamais pu rendre la voix de son ame, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du coeur, cette surdité de l' ame, ce mutisme de la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d' entendre le seigneur et de parler la langue pure de l' amour et de la foi. Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l' offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. Si j' insiste ainsi sur ce point, c' est que parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu' une apologie du vice et de la prostitution, et l' age de l' auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu' ils continuent, si cette crainte seule les retenait. Je suis tout simplement convaincu d' un principe qui est que : pour la femme à qui l' éducation n' a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l' y ramènent ; ces sentiers sont la douleur et l' amour. Ils sont difficiles ; celles qui s' y engagent s' y ensanglantent les pieds, s' y déchirent les mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le seigneur. Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir et dire à tous qu' ils les ont rencontrées, car en le publiant ils montrent la voie. |