Toujours est-il qu' elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu' ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait. La première fois que je l' avais vue, c' était place de la bourse, à la porte de susse. Une calèche découverte y stationnait, et une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d' admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu' au moment où elle sortit. à travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu' elle venait y acheter. J' aurais pu entrer, mais je n' osais. Je ne savais quelle était cette femme,et je craignais qu' elle ne devinat la cause de mon entrée dans le magasin et ne s' en offensat. Cependant je ne me croyais pas appelé à la revoir. Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousseline toute entourée de volants, un chale de l' Inde carré aux coins brodés d' or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d' Italie et un unique bracelet, grosse cha?ne d' or dont la mode commen?ait à cette époque. Elle remonta dans sa calèche et partit. Un des gar?ons du magasin resta sur la porte,suivant des yeux la voiture de l' élégante acheteuse. Je m' approchai de lui et le priai de me dire le nom de cette femme. -c' est Mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il. Je n' osai pas lui demander l' adresse, et je m' éloignai. Le souvenir de cette vision, car c' en était une véritable, ne me sortit pas de l' esprit comme bien des visions que j' avais eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle .à quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à l' opéra-comique. J' y allai. La première personne que j' aper?us dans une loge d' avant-scène la galerie fut Marguerite Gautier. Le jeune homme avec qui j' étais la reconnut aussi,car il me dit, en me la nommant : -voyez donc cette jolie fille. En ce moment, Marguerite lorgnait de notre c?té elle aper?ut mon ami, lui sourit et lui fit signe de venir lui faire visite. -je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un instant. Je ne pus m' empêcher de lui dire : " vous êtes bien heureux ! " -de quoi ? -d' aller voir cette femme. -est-ce que vous en êtes amoureux ? -non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à quoi m' en tenir là-dessus ; mais je voudrais bien la conna?tre. -venez avec moi, je vous présenterai. -demandez-lui-en d' abord la permission. -ah ! Pardieu, il n' y a pas besoin de se gêner avec elle ; venez. Ce qu' il disait là me faisait peine. Je tremblais d' acquérir la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j' éprouvais pour elle. Il y a dans un livre d' Alphonse Karr, intitulé : un homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la première vue,il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour baiser la main de cette femme, il se sent la force de tout entreprendre, la volonté de tout conquérir,le courage de tout faire. à peine s' il ose regarder le bas de jambe coquet qu' elle dévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant qu' il rêve à tout ce qu' il ferait pour posséder cette femme, elle l' arrête au coin d' une rue et lui demande s' il veut monter chez elle. Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chez lui. Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrir pour cette femme, je craignais qu' elle ne m' acceptat trop vite et ne me donnat trop promptement un amour que j' eusse voulu payer d' une longue attente ou d' un grand sacrifice. Nous sommes ainsi, nous autres hommes ; et il est bienheureux que l' imagination laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent cette concession aux rêves de l' ame. Enfin, on m' e?t dit : vous aurez cette femme ce soir, et vous serez tué demain, j' eusse accepté. On m' e?t dit : donnez dix louis, et vous serez son amant, j' eusse refusé et pleuré, comme un enfant qui voit s' évanouir au réveil le chateau entrevu la nuit. Cependant, je voulais la conna?tre ; c' était un moyen, et même le seul, de savoir à quoi m' en tenir sur son compte. |