"Comprenez-vous, mon ami ? Je vais mourir, et de ma chambre à coucher j' entends marcher dans le salon le gardien que mes créanciers ont mis là pour qu' on n' emporte rien et qu' il ne me reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut espérer qu' ils attendront la fin pour vendre. "Oh ! Les hommes sont impitoyables ! Ou plut?t, je me trompe, c' est Dieu qui est juste et inflexible. "eh bien, cher aimé, vous viendrez à ma vente, et vous achèterez quelque chose, car si je mettais de c?té le moindre objet pour vous et qu' on l' appr?t, on serait capable de vous attaquer en détournement d' objets saisis. " Triste vie que celle que je quitte ! " Que Dieu serait bon, s' il permettait que je vous revisse avant de mourir ! Selon toutes probabilités, adieu, mon ami ; pardonnez-moi si je ne vous en écris pas plus long, mais ceux qui disent qu' ils me guériront m' épuisent de saignées, et ma main se refuse à écrire davantage. " Marguerite Gautier. " En effet, les derniers mots étaient à peine lisibles. Je rendis cette lettre à Armand qui venait de la relire sans doute dans sa pensée comme moi je l' avais lue sur le papier, car il me dit en la reprenant : -qui croirait jamais que c' est une fille entretenue qui a écrit cela ! Et tout ému de ses souvenirs, il considéra quelque temps l' écriture de cette lettre qu' il finit par porter à ses lèvres. -Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est morte sans que j' aie pu la revoir et que je ne la reverrai jamais ; quand je pense qu' elle a fait pour moi ce qu' une soeur n' e?t pas fait, je ne me pardonne pas de l' avoir laissée mourir ainsi. Morte ! Morte ! En pensant à moi, en écrivant et en disant mon nom, pauvre chère Marguerite ! Et Armand, donnant un libre cours à ses pensées et à ses larmes, me tendait la main et continuait : -on me trouverait bien enfant, si l' on me voyait me lamenter ainsi sur une pareille morte ; c' est que l' on ne saurait pas ce que je lui ai fait souffrir à cette femme, combien j' ai été cruel, combien elle a été bonne et résignée. Je croyais qu' il m' appartenait de lui pardonner, et aujourd' hui, je me trouve indigne du pardon qu' elle m' accorde. Oh ! Je donnerais dix ans de ma vie pour pleurer une heure à ses pieds. Il est toujours difficile de consoler une douleur que l' on ne conna?t pas, et cependant j' étais pris d' une si vive sympathie pour ce jeune homme, il me faisait avec tant de franchise le confident de son chagrin, que je crus que ma parole ne lui serait pas indifférente, et je lui dis : -n' avez-vous pas des parents, des amis ? Espérez, voyez-les, et ils vous consoleront, car moi je ne puis que vous plaindre. -C' est juste, dit-il en se levant et en se promenant à grands pas dans ma chambre, je vous ennuie. Excusez-moi, je ne réfléchissais pas que ma douleur doit vous importer peu, et que je vous importune d' une chose qui ne peut et ne doit vous intéresser en rien. -Vous vous trompez au sens de mes paroles, je suis tout à votre service ; seulement je regrette mon insuffisance à calmer votre chagrin. Si ma société et celle de mes amis peuvent vous distraire, si enfin vous avez besoin de moi en quoi que ce soit, je veux que vous sachiez bien tout le plaisir que j' aurai à vous être agréable. -pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère les sensations. Laissez-moi rester quelques minutes encore, le temps de m' essuyer les yeux, pour que les badauds de la rue ne regardent pas comme une curiosité ce grand gar?on qui pleure. Vous venez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre ; je ne saurai jamais comment reconna?tre ce que je vous dois. -En m' accordant un peu de votre amitié, dis-je à Armand, et en me disant la cause de votre chagrin. On se console en racontant ce qu' on souffre. |