Derrière les murs de la chambre fermée, le frère. Le frère répond à la mère, il lui dit qu'elle a raison de battre l'enfant, sa voix est feutrée, intime, caressante, il lui dit qu'il leur faut savoir la vérité, à n'importe quel prix,. il leur faut la savoir pour empêcher, que cette petite fille ne se perde, pour empêcher que la mère en soit désespérée. La mère frappa de toutes ses forces. Le petit frère crie à la mère de la laisser tranquille. Il va dans le jardin, il se cache, il a peur que je sois tuée, il a peur, il a toujours peur ; de cet inconnu, notre frère aîné. La peur du petit frère-calme ma mère. Elle pleure sur le désastre de sa vie, de son enfant déshonorée. Je pleure avec elle. Je mens. Je jure sur ma vie que rien ne m'est arrivé, rien même pas un baiser. Comment veux-tu, je dis, avec un Chinois, comment veux-tu que je fasse ça avec un Chinois, si laid, si malingre? Je sais que le frère aîné est rivé à la porte, il écoute, il sait ce que fait ma mère, il sait que la petite est nue, et frappée, il voudrait que ça dure encore et encore jusqu'au danger. Ma mère n'ignore pas ce dessein de mon frère aîné, obscur, terrifiant. Nous sommes encore très petits. Régulièrement des batailles éclatent entre mes frères, sans prétexte apparent, sauf celui classique du frère aîné, qui dit au petit: sors de là, tu gênes. Aussitôt dit il frappe. Ils se battent sans un mot, on entend seulement leurs souffles, leurs plaintes, le bruit sourd des coups. Ma mère comme en toutes circonstances accompagne la scène d'un opéra de cris. Ils sont doués de la même faculté de colère, de ces colères noires, meurtrières, qu'on n'a jamais vues ailleurs que chez les frères, les sœurs, les mères. Le frère aîné souffre de ne pas faire librement le mal, de ne pas régenter le mal, pas seulement ici mais partout ailleurs. Le petit frère d'assister impuissant à cette horreur, cette disposition de son frère aîné. Quand ils se battaient on avait une peur égale de la mort pour l'un et pour l'autre; la mère. disait qu'ils s'étaient toujours battus, qu'ils n'avaient jamais joué ensemble, jamais parlé ensemble. Que la seule chose qu'ils avaient en commun c'était elle leur mère et surtout cette petite sœur, rien d'autre que le sang. Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait: mon enfant. Elle l'appelait quelquefois de cette façon. Des deux autres elle disait: les plus jeunes. De tout cela nous ne disions rien à l'extérieur, nous avions d'abord appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère. Et puis sur tout le reste aussi. Les premiers confidents, le mot paraît démesuré, ce sont nos amants, nos-rencontres en dehors des postes, dans les rues de Saigon d'abord et puis dans les paquebots de ligne, les trains, et puis partout. Ma mère, ça la prend tout à coup, vers la fin de l'après-midi, surtout à la saison sèche, elle fait laver la maison de fond en comble, pour nettoyer elle dit, pour assainir, rafraîchir. La maison est bâtie sur un terre-plein qui l'isole du jardin, des serpents, des scorpions, des fourmis rouges, des inondations du Mékong, de celles qui suivent les grandes tornades de la mousson. Cette élévation de la maison sur le sol permet de la laver à grands seaux d'eau, à la baigner tout entière comme un jardin. Toutes les chaises sont sur les tables, toute la maison ruisselle, le piano du petit salon a les pieds dans l'eau. L'eau descend par les perrons, envahit le préau vers les cuisines. Les petits boys sont très heureux,. on est ensemble avec les petits boys, on s'asperge, et puis on savonne le sol avec du savon de Marseille. Tout le monde est pieds nus, la mère aussi. La mère rit. La mère n'a rien à dire contre rien. La maison tout entière embaume, elle a l'odeur délicieuse de la terre mouillée après l'orage, c'est une odeur qui rend fou de joie surtout quand elle est mélangée à l'autre odeur, celle du savon de Marseille, celle de la pureté, de l'honnêteté, celle du linge, celle de la blancheur, celle de notre mère, de l'immensité de la candeur de notre mère. L'eau descend jusque dans les allées. Les familles des boys viennent, les visiteurs des boys aussi, les enfants blancs des maisons voisines. La mère est très heureuse de ce désordre, la mère peut être très heureuse quelquefois le temps d'oublier, celui de laver la maison peut convenir pour le bonheur de la mère. La mère va dans le salon, elle se met au piano, elle joue les seuls airs qu'elle connaisse par cœur, qu'elle a appris à l'Ecole normale. Elle chante. Quelquefois elle joue, elle rit. Elle se lève et elle danse tout en chantant. Et chacun pense et elle aussi la mère que l'on peut être heureux dans cette maison défigurée qui devient soudain un étang, un champ au bord d'une rivière, un gué, une plage. |