L'accent avec lequel Dantès pronon?a ces mots prouva au ge?lier que son prisonnier serait heureux de mourir ; aussi, comme tout prisonnier, de compte fait, rapporte dix sous à peu près par jour à son ge?lier, celui de Dantès envisagea le déficit qui résulterait pour lui de sa mort, et reprit d'un ton plus adouci : -coutez : ce que vous désirez là est impossible ; ne le demandez donc pas davantage, car il est sans exemple que, sur sa demande, le gouverneur soit venu dans la chambre d'un prisonnier ; seulement, soyez bien sage, on vous permettra la promenade, et il est possible qu'un jour, pendant que vous vous promènerez, le gouverneur passe : alors vous l'interrogerez, et, s'il veut vous répondre, cela le regarde. - Mais, dit Dantès, combien de temps puis-je attendre ainsi sans que ce hasard se présente ? - Ah dame ! dit le ge?lier, un mois, trois mois, six mois, un an peut-être. - C'est trop long, dit Dantès, je veux le voir tout de suite. - Ah ! dit le ge?lier, ne vous absorbez pas ainsi dans un seul désir impossible, ou avant quinze jours vous serez fou. - Ah ! tu crois, dit Dantès. - Oui, fou ; c'est toujours ainsi que commence la folie, nous en avons un exemple ici : c'est en offrant sans cesse un million au gouverneur, si on voulait le mettre en liberté, que le cerveau de l'abbé qui habitait cette chambre avant vous s'est détraqué. - Et combien y a-t-il qu'il a quitté cette chambre ? - Deux ans. - On l'a mis en liberté ? - Non, on l'a mis au cachot. - Ecoute, dit Dantès, je ne suis pas un abbé, je ne suis pas un fou ; peut- être le deviendrai-je, mais malheureusement, à cette heure, j'ai encore tout mon bon sens : je vais te faire une autre proposition. - Laquelle ? - Je ne t'offrirai pas un million, moi, car je ne pourrais pas te le donner ; mais je t'offrirai cent écus si tu veux, la première fois que tu iras à Marseille, descendre jusqu'aux Catalans, et remettre une lettre à une jeune fille qu'on appelle Mercédès, pas même une lettre, deux lignes seulement. - Si je portais ces deux lignes et que je fusse découvert, je perdrais ma place, qui est de mille livres par an, sans compter les bénéfices et la nourriture ; vous voyez donc bien que je serais un grand imbécile de risquer de perdre mille livres pour en gagner trois cents. - Eh bien, dit Dantès, écoute et retiens bien ceci : si tu refuses de porter deux lignes à Mercédès ou tout au moins de la prévenir que je suis ici, un jour je t'attendrai caché derrière ma porte, et au moment où tu entreras, je te briserai la tête avec cet escabeau. - Des menaces ! s'écria le ge?lier en faisant un pas en arrière et en se mettant sur la défensive : décidément la tête vous tourne ; l'abbé a commencé comme vous, et dans trois jours vous serez fou à lier, comme lui ; heureusement que l'on a des cachots au chateau d'lf. ? Dantès prit l'escabeau et le fit tournoyer autour de sa tête. -C'est bien ! c'est bien ! dit le ge?lier, eh bien, puisque vous le voulez absolument, on va prévenir le gouverneur. - A la bonne heure ! ? dit Dantès en reposant son escabeau sur le sol et en s'asseyant dessus, la tête basse et les yeux hagards, comme s'il devenait réellement insensé. Le ge?lier sortit, et un instant après rentra avec quatre soldats et un caporal. - Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prisonnier un étage au dessous de celui-ci. - Au cachot alors, dit le caporal. - Au cachot : il faut mettre les fous avec les fous. ? Les quatre soldats s'emparèrent de Dantès, qui tomba dans une espèce d'atonie et les suivit sans résistance. On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte d'un cachot dans lequel il entra en murmurant : ? Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous. ? |